Émile De Visscher, designer, ingénieur et jeune chercheur au service des transitions écologiques
Émile De Visscher est Professeur Junior à l'ENS Paris-Saclay depuis le 1er octobre 2023. Il travaille activement au Département d’enseignement et de recherche (DER) design pour la partie pédagogique avec les Master 1 et Master 2 Recherche, ainsi qu'au laboratoire CRD pour la partie recherche. Il aborde son travail de recherche et d'enseignement à venir à l’École au travers de considérations écologiques. Parole au jeune chercheur.
Le rôle du design contemporain, et en particulier de la recherche en design, est de questionner et proposer d'autres modèles de société, au travers d'artefacts, de scénarios spéculatifs, de tests sur le terrain ou de nouvelles technologies. De ce fait, notre activité est à la frontière entre considérations techniques, sociales et écologiques, ce qui lui donne aussi une place d'articulation entre sciences sociales et sciences naturelles ou de l'ingénieur.
ÉMILE DE VISSCHER, DESIGNER, INGÉNIEUR ET JEUNE ENSEIGNANT-CHERCHEUR
Émile De Visscher a initialement étudié l'ingénierie mécanique à l'Université de Technologie de Compiègne, avec un Master mixte entre sciences des matériaux et design industriel. "En découvrant le design en fin d'étude, j'ai tout de suite compris que ce domaine deviendrait mon champ de prédilection, en particulier parce qu'il introduisait des questions sociales, politiques, voire anthropologiques, dans la conception d'objets ou de solutions technologiques.
En revanche, il me manquait de l'expérience et des connaissances fondamentales. J'ai donc poursuivi mes études avec le double Master "Innovation Design Engineering" du Royal College of Art et de l'Imperial College de Londres, que j'ai obtenu en 2012"
Il a ensuite travaillé en tant que chef de projet innovation dans une startup et en 2014 il découvre la recherche par la pratique en design, en réalisant une thèse au sein du programme Sciences Arts Création Recherche monté par l'Université Paris Sciences et Lettres, avec un rattachement académique à l'EnsAD.
"Cette thèse, expérimentale par son format et son contenu, utilisait des projets de nouveaux matériaux et procédés de fabrication (développé avec Chimie ParisTech ou l'ESPCI) pour questionner les rapports entre culture et technologie, dans un contexte de crise écologique et donc de politisation des modes de production. Ma thèse soutenue en 2018, j'ai directement poursuivi ce travail de recherche à l'Université de la Humboldt à Berlin en tant que chercheur associé jusqu'en 2023."
Repenser les modèles, dans un contexte de crise écologique, avec une vision interdisciplinaire
Émile De Visscher a travaillé jusqu'en 2023 en tant que chercheur associé à l'Université de la Humboldt dans le Cluster d'Excellence "Matters of Activity", et garde un lien avec ce laboratoire en tant que membre partenaire depuis sa prise de poste à l'ENS Paris-Saclay.
En Allemagne, les Clusters d'Excellence sont des financements importants pour des recherches thématique sur une durée limitée de 7 ans. "Matters of Activity" rassemble près de 140 chercheurs de 40 disciplines différentes autour de la question de l'activité de la matière, et de ce que cette activité implique pour les champs du design, de l'architecture, de la médecine, de l'ingénierie, de la philosophie ou de la théorie des médias.
Le postulat du Cluster est le suivant : l'histoire de l'industrialisation est avant tout une histoire de "passivation" des matériaux - de production de matériaux stables, pleins, résistants et isotropes - à l'instar de l'acier inoxydable, du béton armé, du MDF (bois particule), ou des plastiques. Si ces matériaux sont très utiles, car contrôlables et presque insensibles aux conditions extérieures, ils produisent directement le problème du déchet et de la couche Anthropocène dont nous parlons beaucoup actuellement, car ils n'ont plus aucune capacité d'évolution, de transformation, de pourrissement ou de nutriment pour d'autres processus.
En produisant des matières stables, nous avons finalement enlevé la capacité de ces matières à évoluer et faire partie d'un cycle, comme c'est le cas dans la plupart des processus biologiques.
Il faut donc imaginer d'autres modèles, utilisant des matière actives, qui réagissent à l'environnement dans lequel elles s'inscrivent, qui se transforment, se combinent ou se dégradent. L'un des grands axes de recherche concerne le bois et la cellulose par exemple, avec la pomme de pin prise comme exemple paradigmatique : un objet qui contient mais qui peut se transformer lorsque les conditions externes sont réunies, et qui devient nutriment pour de futurs arbres une fois sa fonction remplie. Cette logique est appliquée à des artefacts techniques, des architectures, des modèles d'intervention chirurgicale, ou des modèles théoriques.
Ce qui caractérise le Cluster "Matters of Activity", au delà de la question de son sujet d'étude, est son interdisciplinarité radicale. En effet, plutôt que de créer des groupes de recherches liés aux questions disciplinaires, le cluster est organisé selon des actions techniques (couper, filtrer, tisser etc), au sein desquels chaque discipline amène ses propres interprétations et réalise des croisements fertiles pour imaginer de nouveaux paradigmes matériels.
Le Design au service des transitions écologiques
Suite à son expérience berlinoise, Émile De Visscher obtient une Chaire de professeur junior (CPJ), un nouveau type de poste pour les établissements de recherche Français émanant de la loi de programmation pour la recherche de 2020, un équivalent français au modèle du "Tenure Track" international. "Une CPJ permet à un chercheur de niveau docteur ou supérieur d'obtenir un poste de Professeur Junior pendant 6 ans, accompagné d'un budget de production pour mener sa recherche à bien. Les activités de recherche et d'enseignement réalisées sont ensuite évaluées puis, si validées, amènent à une titularisation en professeur d'université ou directeur de recherche. D'après le Ministère de l'Éducation et de la Recherche, l'objectif de la création de ce dispositif était de recruter des profils plus internationaux, plus jeunes et plus interdisciplinaires que par les canaux traditionnels. Étant relativement jeune, venant d'une université allemande, et avec un travail particulièrement interdisciplinaire, je pense que je valide cette hypothèse !
Ma Chaire de professeur junior (CPJ) s'intitule : "Design pour les transitions écologiques" . "C'est donc au travers de considérations écologiques que j'aborde le travail de recherche et d'enseignement à venir."
Le postulat que je partage avec le laboratoire CRD est le suivant : pour obtenir une société durable, il ne suffira pas de développer des technologies plus économes en énergie ou en matière sans changer nos habitudes de consommation. Pour autant, l'idée qu'il serait possible de revenir à un mode de vie antérieur (arrêter de voyager, d'utiliser les technologies de communication, de manger certains aliments, de consommer des biens etc) ne semble pas non plus souhaitable. De nouveaux usages doivent donc être pensés, de nouveaux modèles de vie, de production, de transport, de consommation et d'habitat, qui soient plus durables tout en étant désirables.
Le rôle du design contemporain, et en particulier de la recherche en design, est de questionner et proposer d'autres modèles de société, au travers d'artefacts, de scénarios spéculatifs, de tests sur le terrain ou de nouvelles technologies. De ce fait, notre activité est à la frontière entre considérations techniques, sociales et écologiques, ce qui lui donne aussi une place d'articulation entre sciences sociales et sciences naturelles ou de l'ingénieur.
3 enjeux dans la recherche : la matière, la production et la participation
"Dans un contexte de crise écologique, la question du type de matière mise en jeu dans les objets est cruciale - et travailler sur des matériaux biologiques ou durables est nécessaire. Mais bien souvent, ce changement n'implique pas seulement un remplacement d'un matériau polluant par un autre, cela implique aussi de changer nos manières de concevoir, de fabriquer, et d'utiliser les objets correspondants. Du point de vue de la production, la question concerne l'échelle : peut-on penser, et à quelle condition, des modèles de production locales, qui correspondent aux enjeux, ressources et limites d'un territoire, plutôt que d'utiliser le modèle industriel qui, par essence, concentre et déterritorialise la production ?
Enfin, l’aspect participatif, d'un appréhension collective des enjeux de production et de consommation, viens croiser ces considérations pour donner des projets ancrés et testés. Car au final, malgré tous les modèles d'évaluation académique de la recherche, l'évaluation ultime reste, pour le design, que des gens s'en emparent, testent les propositions par l'usage, dans leur quotidien, dans leurs contextes. Ces 3 axes s'imbriquent dans des projets concrets."
CRÉER DES SYNERGIES ENTRE LES ACTEURS
Mon poste et mon expérience me font naturellement pencher vers la question de la recherche par le projet, aussi bien en pédagogie pour aider les étudiants à concrétiser leurs idées, qu'en recherche pour le développement de propositions technologiques ou matérielles en lien avec d'autres départements de l'ENS Paris-Saclay ou de l'écosystème Université Paris-Saclay.
Émile De Visscher travaille sur plusieurs projets en parallèle :
- une technologie de recyclage de plastique pour le contexte humanitaire (Polyfloss, voir ci-dessous),
- un procédé de fabrication céramique (Pétrification, voir ci-dessous),
- un projet sur le stockage d'énergie distribué,
- des projets collectifs du laboratoire sur les modèles pédagogiques du design contemporain,
- un projet Européen sur la ré-activation d'ancien site de production abandonnés.
"Chacun de ces projets donne lieu à des recherches technologiques, des articles scientifiques, ainsi que des mises en public de type exposition ou conférences. Dans ce cadre, mon objectif est de tisser des liens avec d'autres département de l'ENS ou de l'éco-système de l'Université Paris-Saclay, pour proposer des scénarios en lien avec la recherche de pointe dans les domaines impliqués dans ces projets, qu'ils soient du génie électrique ou mécanique, des études environnementales ou de l'analyse de performances des matériaux."
Il a participé à la Fête de la Science cette année avec une machine toute particulière, La Polyfloss Factory. "J'ai participé à la Fête de la Science 5 jours après ma prise de poste ! C'était un moment assez magique je dois dire. J'y ai présenté le projet "Polyfloss", un projet que je mène depuis plusieurs années déjà. Il s'agit d'une machine de recyclage de thermoplastique que j'ai inventée avec plusieurs collègues chercheurs, fonctionnant sur le principe de la barbe à papa.
Elle transforme donc du plastique broyé en fibres, collecté en pelotes, comme dans le cas du sucre. La fibre peut ensuite être utilisée telle quel pour des applications d'emballage ou d'isolation thermique et phonique, ou transformée comme un textile (feutrage, filage, tissage etc) ou même refondue pour obtenir des composites mono-matériaux. La taille de la machine (relativement petite et transportable), sa simplicité d'utilisation, ainsi que sa versatilité et sa robustesse, en font une technologie utile dans des contextes humanitaire ou de développement, permettant ainsi de créer des économies circulaires locales, là où la gestion industrielle ou municipale des déchets n'est pas possible ou simplement pas présente.
À ce stade, nous avons réalisé des projets de recherche sur le terrain (field test) dans différents contextes : à Madagascar dans un quartier pauvre de Antananarivo où une série de jeune en ré-insertion ont créé leur entreprise de recyclage, à la frontière Syrienne où une ONG locale a isolé près de 30 habitats de migrants avec la matière recyclée, ou au Népal où une ONG crée des objets en plastique recyclé pour les écoles. Ce projet est un bon exemple de combinaison des axes de recherche que je détaillais plus haut : il combine travail sur de nouvelles formes matérielles, une production localisée et adaptée au contexte, ainsi qu'une participation des populations locales dans la production, dans une logique d'encapacitation (empowerment) des communautés, qui peuvent ensuite créer leurs propres économies. Je compte poursuivre ce projet au sein de la CPJ, car il est plein d'enseignements précieux sur les conditions de transferts et de traductions d'un projet de recherche vers des situations et des contextes d'usage.
UN ENSEIGNANT-CHERCHEUR ENGAGÉ
L’École est engagée en faveur de l’égalité des chances et du retour de la science au cœur des enjeux sociétaux et de la transition écologique. En quoi ces axes jouent un rôle dans vos recherches ?
Le design, à mon sens, travaille les conditions d'articulation entre des objets (au sens large) et des humains. Dans le cas de nouvelles technologies ou de découvertes scientifiques, le design peut donc prendre un rôle crucial, à savoir comment cette nouvelle entité va s'inscrire dans une société, à qui elle va s’adresser, comment elle va changer le quotidien.
Je l'ai déjà détaillé pour les questions écologiques plus haut, mais c'est aussi vrai pour d'autres enjeux scientifiques. Dans le cas de l'Intelligence Artificielle par exemple, le design ne va pas pouvoir apporter des modalités de calcul nouvelles ou des améliorations structurelles, en revanche il va pouvoir spéculer sur les nouveaux métiers, sur les usages concrets, sur les dérives aussi possibles, et questionner les modèles de domestication que cette technologie peut générer. Et cette transcription de technologies complexes en scénario plus ou moins spéculatifs, impliquant le quotidien, les manières de vivre, de manger, de planifier, de se déplacer, ou de travailler, est une question politique. Car elle implique de définir pour qui, comment, et avec quels modèles de gouvernance, une technologie va transformer la société.
Concrétiser ces scénarios possibles au travers d'objets, d'artefacts numériques, de films, de textes ou d'installations, est un moyen de mettre la technologie en débat public, d'y donner accès et de pouvoir discuter collectivement des modalités d'implémentation de ces changements.
Le design, en ce sens, est toujours politique, puisqu'il travaille la question de faire société au travers d'objets ou de technologies nouvelles. Je suis convaincu que le design peut donc avoir un rôle important dans les axes menés par l'École.
Un artisanat céramique utilisant la cellulose comme source initiale
Lors du Festival SACRe 2023, Émile a présenté son projet qu'il mène depuis sa thèse et qu'il poursuit dans le cadre de la Chaire de professeur junior (CPJ), "Pétrification".
Il s'agit d'un nouvel artisanat céramique utilisant la cellulose comme source initiale.
"Prenant des matériaux simples, tels que du papier, de la corde, du carton ou de la pâte à papier, j'ai développé une méthode, avec l'aide de Chimie ParisTech, pour l'infuser de silice, puis réaliser une pyrolyse sous atmosphère pour créer du Carbure de Silicium, roche rigide et réfractaire. L'enjeu de ce projet est aussi bien technique, pour créer un nouvel artisanat à base de matière accessibles et simples, que conceptuel, en questionnant ce qui doit être gardé de notre société, ce que nous devrions pérenniser comme artefact technique ou espèce en voie de disparition. La Pétrification, comme passage de l'organique à l'inorganique, est une question millénaire - présente dans les mythes aussi bien que dans les jeux vidéo. Le projet était présenté comme une sorte d'archéologie spéculative, comme si nous avions déterré ces objets dans 100 ans."
Ce festival est un programme doctoral qui rassemble 5 écoles d'art de PSL (les Beaux-Arts de Paris, le Conservatoire de musique, le Conservatoire de théâtre, les Arts Décoratifs et La Fémis) et l'ENS Ulm pour produire des thèses de recherche par la pratique en art et design. "Lancé en 2012, c'est en réalité un pari que l'Université PSL s'est lancé, en postulant que les artistes et designers, en s'appuyant sur leur travail, peuvent produire de la connaissance utile à leur champ et aux autres champs de recherche. C'est dans ce cadre que j'ai fait ma thèse, entre 2014 et 2018."
Ce programme a fêté ses 10 ans en 2023 et 120 docteurs en sont sorti.
"Le Festival SACRe, organisé à La Gaité Lyrique, était donc l'occasion de partager les résultats de cette aventure ambitieuse et exploratoire, en combinant une exposition de 40 projets de docteurs, un cycle de conférence, une radio en continu, des performances, projections de films et workshops. Le Festival fut un vrai succès, qui confirme la raison d'être de la recherche en design par la pratique à mes yeux."
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